Roman
La Chute de la Maison Limón (1916) reste, en raccourci, et grâce au talent de son auteur, Ramón Pérez de Ayala, un véritable inventaire de ce qu’on a appelé « l’Espagne noire » : caciquisme archaïque, clientélisme politique, grandes femmes bréhaignes en habit noir, frère incestueux en esprit mais, en acte, sadique assassin, violence et passion se disputant le territoire étriqué d’une province espagnole où agonise la bannière qu’un Hemingway qualifia de « sang, pus et permanganate », avec, en apothéose, l’ultime séquence du garrot et des hyènes hurlantes qui annonce, déjà, le tomber de rideau camusien de L’Étranger. Baignant dans l’irréalité et une société fossile, ce court récit nous en apprend bien plus, dans sa concision et l’efficacité de sa charge, qu’une vaste histoire de cette Espagne, promise, vingt ans après, à de sanglants affrontements.
Ramón Pérez de Ayala est, à l’égal d’un Unamuno ou d’un Valle Inclán, l’une des plus grandes plumes espagnoles du XXe siècle, d’où naîtra un chef-d’œuvre, Belarmino et Apolonio (1921), rêverie socratique de deux personnages qui évoluent dans l’Espagne des tabous et des préjugés. Avec la liberté de parole des Bouvard et Pécuchet, ils bâtissent sous nos yeux, dans une stupéfiante mise en abîme, leur propre roman. Il avait précédemment produit, il est vrai, un scandaleux premier roman, Ténèbres sur les cimes (1907), parabole du destin d’une humanité médiocre, partagée entre fêtards et prostituées. La Patte du renard (1912) nous offre le portrait d’un Hamlet aboulique, proprement unamunien. La vie de bohème lui inspire Entremetteuses et danseuses (1913), à l’ironie décapante. Grand défenseur de la démocratie, il applaudira à l’avènement de la République, en 1931, dont il sera l’ambassadeur à Londres, avant de choisir l’exil et le silence ; il ne reviendra en Espagne qu’en 1954, quelques années avant sa mort.